l'horloger d'everton
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Le parcours de romancier de Simenon peut se diviser en plusieurs périodes assez distinctes mais je ne crois pas que l'une de ces périodes l'emporte en qualité sur les autres. Des années 20 aux années 70, qu'il écrive en Vendée, à Porquerolles ou à Epalinges, qu'il évoque le Gabon, Montmartre ou Tahiti, notre cher Georges resta égal à lui-même, c'est-à-dire un écrivain exceptionnel de fécondité et de puissance romanesque, capable d'exprimer les passions les plus profondes dans les termes les plus simples et de mettre en scène toutes les couches de la société humaine, des plus humbles aux plus privilégiées. La période américaine, elle, court de 1945 à 1955 et comprend une cinquantaine de titres: quelques Maigret et beaucoup de "romans durs". Parmi ces derniers, certains se déroulent dans le terroir français ou sur les quais de la Seine. D'autres, en revanche, se passent en terre américaine et en offrent une vision tout à fait intéressante car ce n'est ni la vision "exotique" d'un Européen de passage ni la vision "autochtone" d'un auteur du cru. Non, c'est la vision de Simenon, tout simplement, autrement dit d'un homme qui pouvait changer de pays comme de chemise et qui se sentait partout chez lui car, avant d'être belge, français, américain ou suisse, Simenon -il l'a souvent répété- était d'abord un citoyen du monde.C'est en 1954, du 16 au 24 mars -en huit jours!- que le cher Georges nous coucha ce livre sur le papier, à Shadow Rock Farm, sa vaste propriété de Lakeville, dans le Connecticut. L'histoire? Dave Galloway, 43 ans, est horloger à Everton, petite bourgade paisible de l'Etat de New York. Plaqué par sa femme seize ans plus tôt, il a élevé seul leur fils unique, Ben, qui est à présent un adolescent. Père et fils vivent en bonne entente et mènent une existence parfaitement routinière. Mais voilà que Ben se met, insensiblement, à changer. Il tâte de la boisson, rentre tard. Puis, un samedi soir, il ne rentre pas du tout. Empruntant la camionnette paternelle, une valise sommaire pour tout bagage, il s'en va, sans laisser un seul mot d'explication, avec Lillian, une fille du voisinage. Peu après, la police débarque chez Galloway... Ben, dans sa fuite, a tué un homme... Le voilà en cavale, traqué par toutes les polices du pays...Ce merveilleux roman n'est pas seulement, pour moi, l'un des meilleurs que Simenon écrivit outre-Atlantique. C'est un de ses chefs-d'oeuvre, tout simplement, et sans doute l'un de ses livres les plus poignants. Ramenée à son pitch, l'histoire relève du simple fait divers et n'aurait qu'un intérêt limité si on nous la racontait banalement. Tout l'art de Simenon consiste justement à transcender ce fait divers et sa banalité en choisissant un angle de narration terriblement humain. Ce n'est pas tant, en effet, la cavale criminelle des deux ados exaltés que l'on suit, mais bien plutôt le cataclysme psychologique que subit le père du jeune Ben. Un père qui s'est dévoué corps et âme pour son fils pendant seize ans, qui ne vivait quasiment que pour lui, un père attentif à son éducation, soucieux de son bien-être, respectueux de sa personnalité, un père qui croyait connaître la chair de sa chair, et qui, brusquement, un jour, sans aucune raison apparente, voit ce fils tant aimé lui échapper, révéler un visage entièrement nouveau, totalement insoupçonné et extrêmement sombre. Au fil du roman, on voit ainsi Dave Galloway passer par toutes les étapes d'un véritable chemin de croix intime: c'est d'abord la stupeur, puis l'incompréhension, le désarroi, l'abattement, la honte, la culpabilité, le remords, l'impuissance, la peur, la résignation. A-t-il été un mauvais père? Aurait-il pu empêcher Ben de mal tourner? La détresse de Galloway est si bouleversante, Simenon l'exprime en des mots si justes, qu'on ne peut s'empêcher de compatir au calvaire de ce pauvre homme dont la vie jusque-là réglée comme une pendule à coucou (il n'est pas innocent qu'il soit horloger!) vole soudain en mille éclats.Quand un grand Auteur rencontre un grand sujet, ça donne généralement un grand livre. C'est le cas ici.